Is this that difficult ? Ft Savannah

Lorsqu’elle était encore une jeune étudiante en droit, Savannah ne vivait que pour le palais de justice. Elle attendait patiemment le jour où ce serait son tour à elle de plaider, de marcher sur ce parquet dont l’usure du temps était présente. Elle se souvint avoir des étoiles dans les yeux à chaque fois qu’elle passait près d’une cour de justice, comme un enfant à Disneyland. Elle était jeune, naïve et insouciante. Elle ne savait pas que cet endroit était aussi le lieu de drames, de traumatismes, d’injustices et de pleurs. La Savannah de vingt ans, elle, ne voyait que ce côté théâtral, le plaisir de gagner une affaire et de satisfaire ses clients.

Ce jour-là, elle ressentait encore quelque chose lorsqu’elle s’approchait du palais, mais ce n’était pas de la joie ou de la tristesse. Cet endroit lui apportait un calme, une paix intérieure, de la sérénité. Elle savait que si elle avait bien bossé son affaire, le reste ne dépendait malheureusement pas d’elle. Elle avait appris à lâcher prise, à prendre du recul. Ce jour-là, elle grimpa les marches du bâtiment sereine. Elle était presque certaine de gagner. Une histoire de divorce de plus, un mari violent, une famille brisée par la vie. Une histoire tragique, qu’elle comptait bien gagner. Elle représentait la femme et les enfants, elle comptait leur obtenir gain de cause. Elle était restée éveillée toute la nuit pour peaufiné sa plaidoirie, elle était prête à faire son effet sur les personnes présentes dans cette salle d’audience.

Elle avait mis beaucoup d’énergie dans ce procès si bien qu’elle était éreintée une fois celui-ci terminé et il n’était même pas encore midi. Elle était satisfaite, néanmoins. Elle avait gagné, cette famille pourrait repartir sur de bonnes bases pour reconstruire leur vie, s’ils y arrivent. Elle avait choisi le droit des personnes et de la famille car elle aimait se sentir impliquée personnellement dans les affaires, qu’elle prenait à coeur. Alors qu’elle rangeait ses affaires, elle consultait distraitement son téléphone sur un banc du couloir. Elle croisa alors Ashley, sa collègue, qui sortait visiblement d’une audience elle aussi. « Ca va bien et toi ? » Mais elle n’avait guère besoin d’une réponse. Elle pinça les lèvres lorsque les clients de sa collègue se trompèrent de nom. Elle avait bien envie de les rectifier, mais ils n’étaient pas ses clients, aussi, elle resta silencieuse. Lorsque son amie se plaignit de leur attitude, elle ne put qu’approuver.

« Franchement, c’est une honte. Savoir qui te représente c’est quand même le minimum, surtout ce genre de longues affaires. » Elle ramassa sa sacoche. « Ces clients me dépriment. Alors quoi parce que le cabinet s’appelle Matthews - Gardner ils se disent qu’ils ont une chance sur deux de pas se tromper ? Ridicule. » Et elle insista sur chaque syllabe de ce dernier mot. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’on échangeait leur identité, mais l’effet était toujours le même : exaspérant.

Le monde n’était pas fait que de « gentils ». C’est ce que son père lui apprit dès qu’elle fut assez grande. Elle n’avait pas compris à quel point c’était vrai jusqu’à ce qu’elle soit en âge de comprendre. Cette phrase prenait particulièrement tout son sens ce jour-là. Elle avait dû représenter sa cliente et ses enfants face à un monstre, elle avait été obligée de le faire, car justice n’aurait pas été faite autrement.

- Je plaidais le dossier de la mère Brown et de ses enfants.


Savannah n’avait pas besoin d’en dire plus. Elle travaillait sur ce cas depuis longtemps. Le cabinet entier était au courant qu’il était particulièrement difficile émotionnellement parlant. Elle esquissa néanmoins un sourire :

- Mais oui, ça s’est très bien passé. Cet homme ne pourra plus jamais s’approcher de cette famille et leur faire du mal. Et toi alors, tu plaidais aussi aujourd’hui ?

Et comme si ça ne suffisait pas, elle était encore témoin de la méchanceté des gens dans ce palais de justice même, avec sa collègue, Ashley. Comment pouvaient-ils se tromper sur le nom d’une personne qu’ils ont côtoyée des mois durant ? Ca n’avait aucun sens. Alors qu’Ashley énonçait simplement la vérité, Savannah sentit un élan de rage monter en elle. En effet, le pays était encore profondément marqué par le racisme. Elle se demandait s’il cesserait de l’être un jour, mais elle n’y croyait pas vraiment. Un pays qui a vécu pendant presque deux siècles sur le commerce de l’esclavage des Africains ne peut cesser d’être raciste en un siècle. Cette construction sociale était bien trop ancrée dans les profondeurs de la société.

- Ouais. On devrait leur faire la même chose de temps en temps. Dire que tous les blancs aux cheveux blonds font partie de la même famille, juste pour voir leur réaction.

Autant agacée que sa collègue, elle ne put que l’imiter quand elle leva les yeux au ciel. Elle ne comprenait parfois pas comment la couleur de peau pouvait encore avoir une importance aujourd’hui, ni même pourquoi ça l’avait été un jour.

- Je sais, ça m’agace tellement moi aussi. Je pensais qu’aujourd’hui on avait dépassé ça, qu’on était au-dessus de tout ça, mais il faut croire que non.

Lorsque Ashley parla de l’élection d’Obama, Savannah se remémora cette soirée. Elle était spécialement rentrée chez ses parents pour l’occasion, elle voulait être avec sa famille pour voir les résultats de l’élection qui pouvait changer l’Amérique. Du moins, c’est ce qu’elle croyait. Elle regarda sa montre avant de lui répondre.

- Avec plaisir, je n’ai rien avant 14 heures, on peut aller déjeuner tranquillement. Comme je te comprends. Je me souviens de chaque moment de cette soirée. Je me souviens avoir crié de joie lorsqu’il a été élu. Je pleurais de joie. Je voyais déjà en lui une nouvelle ère. Je pensais que l’élection du premier président africain américain aurait changé quelque chose pour nous, même un tout petit peu. Au contraire, nous devons affronter chaque jour un peu plus ce backlash grandissant. Je regrette qu’on ne puisse pas changer le futur pour nos enfants …

Elle se crispa tout à coup. Elle n’avait encore avoué à personne qu’elle était enceinte et qu’elle allait mettre au monde un enfant dans ce monde. Elle espéra qu’Ashley ne relève pas.

- J’espère que les générations futurs continuerons de se battre pour nous, ajouta-elle pour rattraper son erreur. Elle lui emboita le pas et elles partirent en quête de nourriture.

Savannah ne put qu’acquiescer : « Oui, une très bonne chose de faite ». Elle adorait son travail mais parfois elle voulait des affaires « faciles », dans lesquelles elle ne serait pas trop impliquée émotionnellement.

« Oui, je vois tout à fait de quelle affaire tu parles ». Elle regarda les clients de sa collègue passer avant d’ajouter : « Ils sont quand même grossiers. Tu travailles comme une acharnée dessus, tu gagnes ton affaire, et ils sont même pas capable de retenir ton nom ! » L’avocate était bien placée pour savoir que certains clients étaient grossiers, mais eux étaient le gros-lot quand même. Alors que son amie sourit à sa remarque, Savannah, elle imaginait très bien leur tête. Elle n’était pas d’un naturel méchant ou mesquin, mais certains méritaient une bonne paire de claques quand même. « Oh, très certainement. Mais leur tête serait assez drôle et on pourrait enfin jubiler un peu ».

Alors qu’elles continuaient de parler du racisme éternellement présent dans leur pays, Savannah emboîta le pas à Ashley. Elle ne s’était pas aperçue à quel point elle avait faim avant que son amie lui propose de venir déjeuner avec elle. Elle n’allait pas laisser une bande de clients racistes et stupides gâcher son appétit. Si elle prenait cette habitude, elle ne mangerait plus du tout. Le racisme était présent dans chaque couche de la société et le fait qu’elles soient au nord du pays n’y changeait rien.

« J’aurais aimé qu’elles connaissent un futur plus positif et chaleureux … Mais je crains qu’il faille encore du temps et de nombreuses batailles pour en arriver là ».

Elle comprenait tout à fait le dilemme de sa collègue, puisqu’elle aussi, allait bientôt être confrontée à cette situation. Owen et sa famille étaient blancs, elle ne l’était pas. Elle ne savait pas comment ses parents allaient prendre la chose. Le fait qu’elle tombe enceinte hors mariage et hors relation stable poserait probablement plus problème que la couleur de peau du père de l’enfant. Ses parents pouvaient être très conservateurs parfois. Elle soupira.

« Tu sais, je pense que même si tu les prépares du mieux que tu le peux, ça ne suffira pas à atténuer la rage et l’injustice qu’elles ressentiront les premières fois … ». Elle se souvenait personnellement des premières fois où elle fut victime de racisme. Ces souvenirs étaient assez violents, aussi, elle préféra les chasser rapidement. Alors qu’Ashley évoqua  le fait qu’elle fut contente de n’avoir que des filles de peur que son fils rencontre la police, elle se crispa et posa une main instinctivement sur son ventre. Elle n’avait pas encore réfléchi à ce genre de choses. Depuis qu’elle savait, elle n’avait pensé qu’à la manière dont elle allait le dire à Owen. Elle n’avait pas pensé aux conséquences du racisme sur son futur enfant. Elle murmura presque sa réponse :

« Je suis d’accord avec toi… c’est une angoisse qu’aucune mère ne devrait ressentir. »

Elle reprit un ton un peu plus naturel : « Tu sais, j’espère ne jamais avoir à défendre un tel cas… Je ne sais pas si je le supporterais psychologiquement. Cette violence policière me rend tellement malade ! J’ai tellement envie de faire changer les choses mais je ne sais pas quoi faire pour changer les mentalités ».

Alors qu’elles progressaient dans la rue, Savannah, curieuse, lui demanda alors : « Tu as envies de manger où ce midi ? Je sais pas toi, mais je meuuuure de faim ». Elle avait insisté sur le mot avec tellement d’emphase qu’elle rigola. Au moins, elle ne souffrait pas encore de nausées matinales.