A Night at Work >> William

Quand William n’était pas au boulot, il passait beaucoup de temps dans les bars ou chez des amis, prêt à faire la fête jusqu’au bout de la nuit. Il avait commencé durant son adolescence, il n’avait jamais vraiment arrêté, et il ne s’en cachait pas vraiment. Il savait que ses parents ne voyaient pas d’un très bon œil, maintenant qu’il était rentré dans la police, qu’il soit toujours aussi fêtard, mais tant qu’ils ignoraient qu’il buvait un peu trop, tant qu’ils ne se penchaient pas trop près sur ses fréquentations, il s’en fichait – il ne faisait rien de mal, après tout. Il n’avait jamais pris le volant en étant ivre, il n’avait jamais commis d’acte condamnable sous l’emprise de l’alcool, il n’était pas un mauvais type. Il voulait juste s’amuser, et qui l’en empêcherait ? Après tout, il n’avait pas de famille, pas de copine, rien qui puisse le freiner. Il était seulement jeune, et il comptait bien s’amuser pour ne rien regretter. Mais ce soir-là, ce n’était pas vraiment pour s’amuser qu’il se retrouvait dans un bar de ce quartier branché qu’il aimait tout particulièrement. Il venait souvent ici, parce qu’il y avait ses habitudes, il connaissait beaucoup de monde, dont Belinda, la sœur de son coéquipier, la sœur de l’ex de Samuel aussi, mais ça, il n’en parlait pas. Il était venu seul, ce qui était rare, mais cela ne l’inquiétait pas. Comme il connaissait beaucoup de monde ici, il savait qu’il y aurait toujours quelqu’un avec qui parler.

Il s’accouda au bar, fit un signe à l’un des barmans de lui servir un verre, n’importe quoi, il n’était pas difficile. Et comme Belinda venait le saluer, il lui sourit. Elle avait dû entendre parler de l’affaire qui entourait les Kennedy, elle ne pouvait pas ne pas en avoir entendu parler, l’info passait même à la télévision. Mais peut-être ne regardait-elle pas la télévision. « J’pète la forme. Ça se voit pas ? » son ton frisait l’ironie, il avait l’air crevé, il n’avait pas dormi la nuit précédente, mais il tâchait de faire bonne figure. Et puis il était content de la voir. « Et toi ? Pas trop de clients chiants ce soir ? » elle devait en voir passer un sacré paquet, des clients chiants.

William était content de voir un visage ami ce soir-là, il en avait bien besoin. Il ne connaissait pas non plus très bien Belinda, mais en tant que grande sœur de son coéquipier, forcément, il en entendait beaucoup parler. Et ils s’étaient toujours plutôt bien entendu, quand ils se voyaient, alors Willy avait l’assurance de passer une bonne soirée, sauf s’il y avait trop de clients à servir. Belinda ne pouvait passer la soirée à discuter avec lui, il ne voulait pas l’empêcher de faire son job. Pourtant, cela semblait plutôt calme, ce qui le soulageait. « J’comprends » répondit-il. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, observa quelques petits groupes ici et là. Rares étaient ceux qui venaient seuls, il faisait un peu figure d’exception, mais il n’en était pas inquiet, au contraire. Si le jeune homme détestait la solitude et faisait tout pour la fuir, parfois, elle avait du bon. « J’aurais peut-être dû faire ça, finalement. Plutôt que flic, devenir barman. Je pense que ça m’aurait plu » dit-il en portant le verre qu’on venait de lui servir à ses lèvres pour en boire une gorgée. Il plaisantait, bien sûr, il adorait son job. « Et ça fait combien de temps que tu bosses là ? » elle avait dû le lui dire, forcément, mais il ne s’en rappelait plus. L’information était sûrement rentrée par une oreille et ressortie par une autre.

Quand Belinda demanda des nouvelles de son frère et de sa famille, il en déduisit qu’elle savait. Alors il haussa les épaules et répondit « J’en sais rien. J’ai pas encore pu parler à Michael, mais j’imagine… j’imagine que c’est pas la grande forme pour aucun d’eux » et en même temps, ça n’avait rien d’étonnant. Il était toujours aussi paumé, il ne comprenait pas grand-chose à la situation, lui qui détestait ne pas comprendre. Pourtant, il finit par sourire à la jeune femme, comme pour lui montrer que finalement, ce n’était pas aussi grave que ça en avait l’air. « Désolé. J’ai pas envie de plomber ta soirée de boulot, c’est pas le but » William n’aimait guère s’apitoyer sur son sort, il avait toujours été un grand optimiste.  

Willy sourit devant la jeune femme qui lui assurait qu’il était à sa place là où il était, qu’il avait choisi la bonne voie. Elle avait raison, forcément, il le savait bien. Depuis qu’il était môme, il voulait faire le bien, il voulait aider les autres, il voulait sauver le monde. Il s’était rendu compte en grandissant que sauver le monde, c’était vachement plus compliqué que prévu, mais il n’était pas malheureux pour autant. Adolescent, il s’était un peu cherché, il s’était rebellé, il avait fait le mur à de trop nombreuses reprises, puis il s’était calmé naturellement. Ce n’était qu’une mauvaise passe. « Tu dis ça parce que t’as jamais goûté mes merveilleux cocktails… ou parce que t’as pas envie de bosser avec moi, au choix » plaisanta-t-il. Mais c’était vrai, il était plus doué pour les réaliser, même si très souvent ils les inventaient et ses boissons se retrouvaient trop chargés en alcool. « J’plaisante. J’adore mon job, j’ai toujours voulu faire ça, et puis les verres, j’préfère les boire plutôt que de les préparer » il était aussi doué pour les descendre, d’ailleurs.

Comme aujourd’hui, il voulait se convaincre que c’était une mauvaise passe mais il n’en savait rien, leur famille se relèverait-elle d’une telle chose ? Le jeune homme s’excusa, il ne voulait pas plomber sa soirée, il n’était pas vraiment venu pour ça. Belinda attrapa doucement ses poignets, et il se sentit forcé de lever les yeux vers elle. « C’est juste… » il poussa un soupir. Personne ne les écoutait, du moins il n’en avait pas l’impression. Ici, il était un anonyme, alors qu’au poste de police, tout le monde le dévisageait. « Je sais plus quoi croire, maintenant. J’ai l’impression d’être largué, tu vois ? J’comprends plus ce qui se passe. J’comprends pas comment j’ai pu passer à côté… y avait forcément des signes, avant, non ? Que quelque chose n’allait pas. J’aurais dû le voir, je suis flic » elle ne devait sûrement rien comprendre à son discours haché, mais ses pensées étaient confuses. Il se demandait ce qu’elle avait ressenti, elle, en découvrant les mensonges de sa sœur à l’époque. La même chose, peut-être. Alors, comme son premier verre était déjà vide, il lui demanda d’un geste de la tête, avec un petit sourire, de lui en servir un autre.

William porta son verre à ses lèvres et n’en but qu’une petite gorgée. Pas question d’enchaîner les verres, même s’il aurait bien voulu, il redoutait trop le regard désapprobateur de Belinda qui avait tendance à veiller un peu sur lui, même quand il lui demandait de ne pas le faire. Un peu comme elle le faisait avec Jared, supposait-il, même s’il ne le savait pas vraiment. « Moi, j’crois plutôt que t’aurais adoré bosser avec moi en fait. J’suis vachement cool comme collègue, tu peux demander au poste de police, tout le monde te le dira » enfin, presque tout le monde. Mais Willy, il n’était qu’un officier de patrouille depuis un an, il était en bas de l’échelle. Il n’était pas grand-chose, alors on ne lui accordait pas un regard. Mais ça ne le dérangeait pas trop, il savait que tout le monde était passé par-là. Un jour il changerait le monde, quand il ne serait plus un bleu, un novice. Belinda essaya de lui remonter le moral, expliquant que personne dans la famille n’avait rien vu venir et pourtant, tout le monde était flic. Elle avait raison, bien sûr. William savait qu’elle avait raison. Mais c’était plus fort que lui, il s’en voulait quand même un peu. Le complexe du super-héros peut-être, de celui qui aurait voulu tout voir et sauver tout le monde, alors même que c’était impossible. « J’sais bien, ouais. Et oui, c’est prévu, on va sûrement en parler, on sera obligé d’en parler… Même si mes parents vont tout faire pour étouffer l’affaire, je les connais » il n’y avait rien de pire que les non-dits, même si Willy avait toujours eu l’impression que sa famille était plutôt honnête, loyale. De toute évidence, il s’était vaguement trompé. « J’ai peur qu’après ça, ce soit plus jamais pareil. Entre moi et Michael et même avec tous les autres, que toute la famille soit plus aussi… soudée. Tu vois ? Parce qu’il y aura toujours ce truc entre nous. Dans tous les esprits » il but de nouveau une gorgée avant de relever les yeux vers Belinda. « J’suppose que ça s’est passé un peu comme ça avec ta sœur, après ce qui est arrivé ? C’était plus pareil » après ce qui est arrivé. William se rappelait, même si c’était flou, même s’il était jeune, si bien qu’il n’avait pas vraiment suivi l’affaire.  

William sourit quand Belinda fit remarquer qu’elle devrait sûrement passer au poste pour vérifier ses dires, s’assurer qu’il était plutôt cool, comme collègues. « Ouais, tu devrais passer un de ces jours ! On a pas d’alcool, mais des beignets et du bon café, j’te jure, ça vaut le coup d’œil » assura-t-il avant d’éclater de rire. Cela lui permettait au moins de se changer les idées. De ne pas penser continuellement à ça… à ce qui était arrivé. Même s’il y pensait et y penserait encore longtemps, il le savait. William était un gars trop sensible, sous ses airs de joyeux trublion. Et, tout en descendant son deuxième verre, il hocha la tête. Son frère aurait besoin de soutien, il aurait forcément besoin de soutien. « J’sais bien, ouais. Et j’espère vraiment qu’il est innocent parce que je sais pas comment je ferai pour… le regarder dans les yeux de nouveau, tu vois ? Je supporterais pas qu’il ait fait un truc pareil, je le sais » alors il n’y avait pas d’autre alternative, Michael devait être innocent. William refusait d’envisager une autre possibilité, parce qu’il ne savait pas comment surmonter cela. Comment l’accepter. « Quoi ? Non, non… t’as pas à l’envier, Bel, y a rien à envier là-dedans… » mais il la comprenait, en un sens. C’était son rêve, son objectif à atteindre. Ce n’était pas celui de William qui voyait bien combien ses frangins galéraient dans leur vie de famille, il n’avait pas franchement envie de reproduire ça, pas pour l’instant. « T’es quelqu’un de génial, tu rencontreras le type parfait et t’auras ce que tu veux, j’en suis sûr. Ça demande juste un peu de patience, j’suppose » un conseil bien foireux, mais William n’était pas en état de réfléchir à autre chose. « D’ailleurs, t’es tellement géniale que je sais que tu vas me resservir un verre sans que j’ai à te supplier de le faire » rajouta-t-il en poussant son verre en sa direction.

« Mmh, j’prends note alors de t’amener des beignets au chocolat, le prochain coup. D’ailleurs, je pourrai te payer en beignets, si tu veux, j’ai pas beaucoup de thune » il n’en avait jamais beaucoup, ça n’était pas un secret. Pourtant, cela ne l’empêchait pas de dépenser une fortune dans les bars, ou plus généralement, de réussir à se faire offrir un nombre incalculable de verres grâce à son sourire angélique et son air de chien battu qu’il parvenait facilement à adopter, digne du chat Potté. Et comme il était loin d’être radin, généralement, il offrait tout autant des verres à la ronde, surtout quand il avait déjà trop picolé, mais cela ne lui posait aucun problème. Willy n’avait pas besoin d’être riche, il était parfaitement heureux comme ça. Enfin, sauf ce soir-là. Il rigolait, il racontait des conneries, mais le cœur n’y était pas vraiment et une seule pensée à Michael suffit à le faire retoucher terre. « Ouais… Mais j’suis pas sûr d’avoir envie de connaître le fin mot de l’histoire. J’sais pas si ça me rassurerait… » il soupira. Car si Michael était coupable, Willy ne s’en remettrait pas. Il avait déjà l’impression de perdre la plupart de ses illusions, l’impression qu’avec cette histoire, sa jeunesse s’éloignait un peu plus tôt que prévu, lui qui avait toujours été un peu privilégié. En la voyant lever les yeux au ciel, William reprit avec insistance « J’t’assure, faut me croire, tu trouveras. J’crois qu’on était tous un peu amoureux de toi, quand on était mômes, t’sais, la grande sœur de notre pote… Mais j’sais pas si ça rendait Jared fier ou si ça le faisait chier » il laissa échapper un léger rire sans joie. Sans doute l’alcool parlait-il un peu trop, mais c’était la vérité, il n’y avait sûrement pas de mal à ça. Les grandes sœurs, dans la bande d’amis de William, elles étaient un peu inaccessibles, alors elles étaient forcément source de convoitises. « Arrête, je suis toujours raisonnable, tu l’sais bien ! A la tienne » dit-il en levant son nouveau verre vers la jeune femme, avant de boire une longue gorgée. Il commençait peu à peu à se sentir anesthésié, et il adorait cette sensation.  

William éclata de rire quand Belinda parut hésiter, devant son aveu. En même temps, il n’était pas difficile à imaginer qu’une bande de gamins puisse être amoureux de la grande sœur de l’un des leurs, au contraire, surtout quand la sœur en question s’en occupait beaucoup, donc que ses amis la voyaient souvent. Mais bien sûr, ils étaient jeunes, et en grandissant, ils s’étaient calmés, chacun avait tracé sa route, et oublié ces premiers émois d’adolescents – Willy le premier. Pourtant, comme il était resté proche de Jared, il l’était aussi des membres de sa famille, plus ou moins. « C’est un compliment, j’crois bien » assura-t-il en souriant, en buvant de nouveau. Il se sentait mieux, beaucoup mieux qu’à l’arrivée, l’alcool jouant enfin son rôle ; c’était ce qu’il recherchait, de toute façon. Pour ça qu’il buvait, la plupart du temps, et il savait généralement s’arrêter à temps pour ne pas se retrouver dans des situations compromettantes. Parce qu’il n’était plus un gamin maintenant, il était un flic, et même si ce n’était pas écrit sur son front, même si personne ou presque n’était au courant comme ce n’était pas quelque chose qu’il allait crier sur tous les toits, il avait des principes. Il se frotta longuement le visage avant de relever les yeux vers Belinda. « Merci, au fait. Pour les verres et le reste » il fouilla dans sa poche pour en sortir son portefeuille, de quoi payer ses consommations, plus le pourboire pour la jeune femme bien sûr, il n’oubliait jamais le pourboire. « Je vais y aller, je voudrais pas… j’voudrais pas abuser. Et faut que je sois en forme pour demain » il tâcha de sourire, même si le cœur n’y était pas. Demain, la vie reprendrait, la routine, le boulot. Demain, oui, mais ce soir restait une bulle dans son quotidien morose.